Voir ce complet film Jusqu'Ă  la mort avec sous-titres

Vivre, jusqu'à la mort

Reportage dans l'unité de soins palliatifs de l'hôpital Paul-Brousse de Villejuif alors que la mission du député Jean Leonetti rend ses conclusions sur la fin de vie.

Le Monde | 02.12.2008 à 12h29 • Mis Ă  jour le 26.01.2011 à 11h27 | Par CĂ©cile Prieur

Le soleil inonde la pièce d'une douce chaleur mais Gilles n'en a pas conscience. Il écoute le docteur Sylvain Pourchet lui annoncer que le traitement proposé à sa femme Danièle ne lui accordera qu'un sursis de quelques semaines. Danièle est atteinte d'un cancer du cerveau. son état s'est stabilisé depuis qu'elle est hospitalisée en soins palliatifs, mais son décès est inéluctable. Gilles le sait et ce qu'il souhaite aujourd'hui, c'est lui épargner toute souffrance supplémentaire. Le docteur Pourchet l'informe qu'il est en droit de refuser l'arrêt des soins actifs pour sa femme. "Je ne veux pas qu'on se réengage dans un traitement pour faire un traitement, je préfère qu'elle reste ici, entre vos mains". répond le mari.

Déjà trois semaines que Gilles visite quotidiennement son épouse à l'unité de soins palliatifs (USP) de l'hôpital Paul-Brousse de Villejuif (Val-de-Marne), l'une des 80 structures de ce type en France. A plusieurs reprises, il avait repoussé cette hospitalisation qu'il envisageait comme la "salle d'attente de la mort". Il a fallu s'y résoudre pourtant, quand Danièle a plongé dans le coma, après une aggravation subite de son état. Il se souvient de ce moment où il pensait que c'était la fin, qu'elle allait mourir. Et puis, l'unité l'a prise en charge et elle va mieux. "Je ne voulais pas entendre parler des soins palliatifs et maintenant qu'on est dedans, je vis un vrai paradoxe, explique-t-il. Elle revit, même si elle est dans son petit monde et ne me reconnaît pas toujours. Alors j'essaie de profiter de l'instant présent. Mais je me demande sans cesse. jusqu'à quand ?"

Cette question sans réponse est souvent adressée à l'équipe du docteur Pourchet. Quand la souffrance morale est trop intense, la mort est parfois souhaitée comme une délivrance. Il y a quelques jours, l'unité à reçu une patiente de 46 ans, atteinte d'une tumeur au visage, très invasive et spectaculaire. Sa souffrance physique était soulagée, mais sa détresse psychique restait intense. elle ne supportait plus son reflet dans le miroir et réclamait la mort. Ses proches, désemparés, appuyaient sa demande. "On les a soutenus, jusqu'au bout, pour qu'ils puissent sortir de cette sidération, et retrouver le plaisir d'être ensemble, malgré tout, assure le docteur Pourchet. On doit et on peut toujours soulager. c'est notre mission première. C'est l'idée du non-abandon. Quoi qu'il arrive, nous sommes à leurs côtés."

Médecin généraliste de formation. Sylvain Pourchet, 41 ans, a choisi très tôt de s'orienter vers les soins palliatifs, "cette médecine faite autrement". Il y a dix ans, il a repris la responsabilité du service fondé par Michèle Salamagne, une des pionnières de l'introduction de la culture palliative en France. En 1990, elle avait ouvert cette unité de soins palliatifs, une première à l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP).

"LE PROJET. EN SOINS PALLIATIFS, N'EST PAS DE VENIR POUR MOURIR"

Chaque année, près de 150 malades, la plupart en phase terminale de cancer, viennent trouver ici un répit, après s'être battus des mois contre la maladie. Infirmiers, médecins, psychologues, assistantes sociales et bénévoles mettent tout en œuvre pour que leurs derniers moments soient les plus paisibles possible. "Le projet, en soins palliatifs, n'est pas de venir pour mourir. soutient le docteur Pourchet. C'est de vivre ici. être soulagé de son symptôme, de sa douleur morale et psychique, et mener sa vie, encore, jusqu'à la mort."

Pas question donc d'anticiper la dernière heure, voire de la choisir. comme le réclament les militants de l'euthanasie. Ici, on ne hâte pas le cycle de la vie, on l'accompagne. Bien sûr, la demande de mort existe, elle s'exprime parfois dans le secret des chambres. Très régulièrement, Mme R. réclame "une piqûre" aux médecins parce qu'elle veut "en finir". Depuis la mort de son mari, il y a plusieurs années, Mme R. est lasse de vivre, elle n'a "plus le goût de rien". Pourtant, cette dame de 84 ans reste coquette, elle réclame de voir le coiffeur avant l'arrivée de son fils et se montre certains jours plus vivante que jamais. "Respecter cette dame, c'est inscrire nos soins dans ce paradoxe, non le trancher. résume le docteur Pourchet. Nous n'accédons pas à sa demande de mort, mais nous ne prolongeons pas non plus sa vie indéfiniment."

Pour le docteur Pourchet, quand elle s'exprime, la demande de mort des malades s'apparente "à un point d'interrogation". "Leur grande question, surtout quand ils sont très âgés, c'est. Est-ce que ma vie vaut encore la peine d'être vécue. Est-ce que j'ai encore une valeur en tant qu'individu. Il est très facile, par notre regard, de faire pencher la balance d'un côté ou de l'autre. Je ne crois pas que notre responsabilité de soignant implique de valider cette demande, bien au contraire."

Dans sa pratique, le docteur Pourchet ne croise que "très peu" de revendication d'euthanasie. "Ce mot cache d'autres demandes, de reconnaissance, de prise en considération. Il cache le grand malaise de la vieillesse et le fait que la médecine prolonge la vie de personnes qui n'en veulent plus." Pour calmer l'angoisse et la détresse qui s'expriment au travers de la demande de mort, l'équipe de Sylvain Pourchet n'a qu'un recours. l'écoute, la disponibilité et la présence bienveillante.

Catherine Vilanou-Lacroix, la psychologue de l'unité, participe aux entretiens d'admission avec les médecins, puis se rend disponible pour chaque patient. "Je n'aborde rien d'emblée, pour ne surtout pas bousculer l'équilibre de chacun, qui peut être très précaire. explique-t-elle. Je ne vais jamais chercher les mots, je les accueille, s'ils viennent. Il faut prendre le temps d'entendre cette angoisse, car une fois la porte ouverte, la parole dégagée, ça s'écoule comme une délivrance. Alors, l'envie de vivre reprend ses droits et s'ouvre une petite fenêtre sur le temps qui reste."

L'équipe fait tout son possible pour que ce temps gagné sur la mort soit le plus entier possible, dans le respect des volontés des patients. Au-delà des médicaments soulageant la douleur, cette recherche de mieux-être se joue sur des petites choses, des paroles, des gestes échangés. La relation se vit dans l'instant, elle ne peut être remise au lendemain. Car en quelques heures, la vie peut basculer. alors que la veille Mme T. papotait, se faisant faire la lecture par une bénévole, s'enquérant de la santé des uns et des autres, son état s'est brusquement aggravé, entraînant une profonde détresse respiratoire. Dans la nuit, deux patients sont morts dans l'unité.

Sans le dire. ni même aborder l'inéluctabilité de leur décès, certains patients ont parfaitement conscience de l'urgence à profiter de la vie. Comme Mme I. 61 ans, qui vient d'arriver pour une hospitalisation de "répit". loin de sa famille qui l'épuise lentement. Malgré une tumeur qui lui poignarde le dos et l'épaule, elle faisait encore tout à la maison, la lessive, la cuisine et le ménage. "J'essayais d'être courageuse pour ne pas me laisser aller. mais j'étais vraiment mal, je sentais mes forces me lâcher. dit-elle. Ici, je vais pouvoir me détendre ."

Pimpante dans une robe à fleurs bleu azur, elle badine avec les infirmiers qui viennent faire connaissance. Kinésithérapie, psychomotricité, elle compte bien profiter de tout ce que l'unité peut lui offrir. Pour la première fois depuis très longtemps, elle a le sentiment qu'on s'occupe "enfin un peu" d'elle.

Certains patients vivent paradoxalement un véritable renouveau. Depuis qu'elle est ici, Mme N. 61ans, s'est littéralement métamorphosée. Cette petite femme au regard vif malgré la maladie souffre d'une tumeur abdominale qui a résisté aux traitements. Quand elle est arrivée, elle était très faible, ne s'alimentait presque plus, épuisée par les effets secondaires de la chimiothérapie et les ponctions. L'effet de l'arrêt des traitements a été spectaculaire. "Il faut savoir stopper tout acharnement thérapeutique et changer de stratégie quand les traitements s'avèrent inefficaces, explique le docteur Pourchet. C'est encore difficile à admettre dans notre culture médicale, mais à un certain stade, soigner n'est plus forcément guérir ."

Depuis qu'elle va mieux, Mme N. consacre toute son énergie à organiser sa fin de vie. Elle a décidé de profiter de ses dernières forces pour quitter la France et retourner au Vietnam. sa terre natale. "C'est une très vieille idée, que je pensais exécuter en termes de mois ou d'années. raconte-t-elle doucement. Mais récemment, tout s'est accéléré." Sa sœur a fait le voyage depuis Hô Chi Minh-Ville pour lui dire que sa famille la réclamait, son frère est venu des Etats-Unis pour en discuter et la décision s'est prise en quelques jours. Sa fille et son fils mettent désormais en ordre ses affaires pour son départ, prévu dans moins de 48 heures.

Malgré sa fatigue, Mme N. confesse sa "grande excitation" au docteur Pourchet venu la visiter. "Dites-moi, en quelques jours, que de changements, quelles émotions !". l'interpelle-t-il. Elle acquiesce mais ne lâche pas sa main et le regarde intensément. Ce n'est qu'après un très long silence, soutenu par le médecin, qu'elle ose poser sa question. "Docteur, pensez-vous que ce long voyage soit raisonnable ?""Est-ce que la vie est raisonnable. l'interroge-t-il en retour. Oui, je pense que oui.""Moi aussi". répond-elle avec soulagement. Et ils se sourient, comme deux vieux complices qui auraient su jouer un mauvais tour à la mort.